38.
Paneb aurait volontiers assommé l’avorton, mais il ne pouvait pas négliger les ordres de Kenhir, d’autant plus que cette convocation imprévue l’intriguait. Aussi suivit-il Imouni dont l’attitude compassée l’exaspérait.
— Je te préviens, Paneb, le scribe de la Tombe est de très mauvaise humeur.
— Ça ne le change guère.
— Si c’est à cause de toi, je n’aimerais pas être à ta place.
— Aucun risque, Imouni.
L’Ardent hâta le pas, le scribe assistant fut contraint de courir.
Niout la Vigoureuse balayait le seuil de la belle maison de Kenhir.
— Il t’attend, dit la jeune fille à Paneb.
Imouni tenta de le suivre, mais Niout mit son balai en travers de la porte.
— Pas toi. Il a dit : « Paneb, et personne d’autre. »
Vexé, Imouni tourna les talons pendant que l’Ardent pénétrait dans le bureau où l’avaient précédé le maître d’œuvre et la femme sage.
— Suis-je convoqué devant un tribunal ?
— Au lieu de proférer des stupidités, répondit Kenhir, assieds-toi et sois attentif.
Cette fois, le scribe de la Tombe semblait vraiment préoccupé.
— Je dois vous informer d’une catastrophe et vous demander l’engagement formel de garder le silence sur ce que je vais vous révéler.
Néfer, Claire et Paneb donnèrent leur parole.
— Les outils les plus précieux sont conservés dans une chambre forte dont le maître d’œuvre et moi-même possédons une clé, précisa Kenhir. Pour éviter les vols, nous avons gardé un système de fermeture qu’avait mis au point un maître charpentier sous le règne d’Amenhotep II.
— Des vols ? s’étonna Paneb. Des vols, ici, dans le village ?
— Les hommes ne sont que des hommes, et je viens encore d’en avoir la preuve : quelqu’un a tenté de pénétrer dans notre chambre forte.
— Ce n’est pas croyable...
— Hélas ! si. Le voleur a brisé le cachet d’argile sur lequel j’avais imprimé le sceau de la nécropole, puis il a tenté de scier la première barre de bois. À ce moment, il s’est rendu compte qu’il déclenchait un deuxième dispositif de fermeture et il a dû redouter l’existence d’un troisième. Craignant d’être surpris, il a renoncé. Mais la trace de son passage est bien visible.
— Si ce n’était pas le scribe de la Tombe qui portait une telle accusation, déclara le maître d’œuvre, je n’en croirais pas un mot. Puisqu’il faut se rendre à l’évidence, il existe un artisan malhonnête parmi nous. Ou, du moins, quelqu’un d’assez avide pour envisager de s’approprier les biens de la confrérie.
— C’est un délit très grave, estima Kenhir. Ne devrait-on pas alerter le chef Sobek ?
— Cette affaire ne concerne que nous ! protesta Paneb. Réglons-la sans intervention extérieure.
— Je n’ai confiance qu’en vous trois, avoua le scribe de la Tombe. Le maître d’œuvre et la femme sage sont le père et la mère de cette confrérie, et toi, Paneb, tu étais absent du village lors de cette tentative d’effraction.
— Thouty aussi...
— C’est vrai, mais il pourrait être complice du voleur.
— Pas moi ?
— Jamais tu n’aiderais un malfaiteur.
— Peut-être ne faut-il pas dramatiser cet incident, jugea Néfer. Qu’il y ait eu tentation et faute n’est pas douteux, mais le coupable n’osera pas recommencer.
— N’es-tu pas trop optimiste ? demanda Kenhir.
— Demain, je réunis tous les membres de l’équipe de droite après avoir consulté le chef de l’équipe de gauche pour répartir les tâches sur nos deux grands chantiers, et je veux croire que la grandeur de l’œuvre à laquelle nous sommes appelés élèvera l’esprit de chacun.
« Il faut des hommes comme Néfer pour toucher le ciel, pensa Kenhir, et il en, faut d’autres comme moi pour garder les pieds sur terre. »
— Quel est l’avis de la femme sage ? demanda-t-il.
— Confiance en l’œuvre et vigilance vis-à-vis des hommes.
Paneb se rendit d’abord au vivier aménagé dans un étang où des spécialistes élevaient des perches, des muges, des chromis, des mormyres et des poissons-latès réservés à la confrérie. Quelles que fussent les conditions de pêche dans le Nil, les villageois étaient ainsi assures de pouvoir toujours déguster du poisson frais. Bordé de saules et de sycomores qui préservaient la fraîcheur en toutes saisons, le vivier de la Place de Vérité était sévèrement contrôlé par l’administration de la rive ouest.
À côté de l’étang, un entrepôt de sel qu’utilisaient les poissonniers. Ils ouvraient le dos des belles pièces sur toute leur longueur, les vidaient et les faisaient sécher au soleil avant de les saler. Friture et petits poissons étaient entassés dans des paniers, alors que les gros étaient suspendus à des bâtons portés par deux livreurs.
Paneb se dirigea vers un poissonnier qui, avec un grand couteau bien tranchant, attaquait une énorme perche pendant qu’un de ses collègues préparait de la boutargue, un mets délicieux composé d’œufs de mulet salés.
— Salut, l’ami. Je suis Paneb, le mari d’Ouâbet la Pure. Il me faudrait un panier de poissons frais et une jarre de poissons séchés pour la nourrice de mon fils.
— Qui que tu sois, tu n’auras rien. Nous, on a des ordres précis : livrer les poissons du vivier au village et faire noter les quantités exactes par l’assistant du scribe de la Tombe. Interdit de fournir de la nourriture directement à un artisan.
— Pas d’exception pour une nourrice ?
— Aucune exception.
Paneb était capable de terrasser le poissonnier et ses collègues, mais il jugea préférable de ne pas semer le trouble dans cette paisible assemblée qui présentait l’avantage de bien travailler pour le village.
— Va jusqu’au fleuve, lui conseilla son interlocuteur ; là-bas, les pêcheurs se montreront plus compréhensifs.
Assis à l’ombre d’un sycomore, un vieux pêcheur réparait les mailles de son filet, tandis que ses collègues utilisaient diverses techniques pour capturer les poissons, à la chair si savoureuse. Les uns se servaient du haveneau, une grande épuisette composée de deux tiges croisées et renforcées par une traverse ; l’engin était facile à manœuvrer mais, lorsqu’il était rempli de poissons, il fallait des bras musclés pour le sortir de l’eau.
— Dis-moi, grand-père, on vend des poissons, ici ?
— Ici, non ; mes gars travaillent pour les prêtres du temple de Ramsès le Grand.
— Où puis-je trouver ceux qui pêchent pour la Place de Vérité ?
— Au canal, à une centaine de mètres vers le nord.
Six hommes, répartis en deux équipes, l’une sur la berge, l’autre dans une barque, avaient tendu en travers du canal poissonneux un long filet terminé en pointe de chaque côté et prolongé à ses deux extrémités par un câble solide.
— Serrez fort, fainéants ! ordonna le patron, un barbu au gros ventre.
— Tu crois qu’on s’amuse ? rétorqua un collègue encore plus laid.
— Allez, on ramasse !
Mulets, anguilles, carpes blanches et oxyrhynques : l’opération fut une belle réussite.
— Videz-moi le filet, tuez les poissons qui remuent encore et mettez-les dans les paniers que j’ai posés au pied du saule. Et ne traînez pas !
Le jeune colosse s’approcha.
— Je m’appelle Paneb et je voudrais t’acheter du poisson frais.
Le patron le regarda par en dessous.
— Mon nom, c’est Nia... Et quel prix es-tu prêt à payer ?
— Le prix normal : une amulette pour un panier de muges pêchés aujourd’hui.
Nia se tâta le ventre.
— Correct... Tu l’as sur toi, cette amulette ?
— La voici.
Taillée dans une cornaline que Paneb avait rapportée du désert, la figurine représentait une tige de papyrus épanoui, symbole de prospérité.
Nia la soupesa et referma la main sur elle.
— Superbe, vraiment superbe... Ton amulette mérite bien un panier de muges.
— Alors, donne-le-moi.
— J’aurais bien voulu, mais ce n’est pas possible. Faut te faire une raison, mon gars... Je ne vends pas mes poissons à n’importe qui. Mais ce qui est acquis le reste. Et puis tous mes employés sont témoins : tu ne m’as jamais donné d’amulette. Décampe, ça vaudra mieux.
Les cinq pêcheurs se massèrent derrière leur patron.
— C’est comme ça que vous traitez un artisan de la Place de Vérité ?
Nia éclata de rire.
— Décampe, je te dis... Sinon, on va te faire passer le goût du poisson.
Le poing de Paneb s’enfonça avec une telle violence dans le ventre de Nia que ce dernier fut projeté en arrière et percuta ses alliés. Les deux premiers qui se relevèrent furent assommés par le jeune colosse, les autres prirent la fuite.
Paneb coiffa le patron pêcheur d’un panier vide et lui botta le derrière.
— Je prends mes poissons frais et je te laisse l’amulette, Nia. Puisse-t-elle t’apprendre à devenir plus honnête.